Depuis 2016, le Théâtre Paris-Villette organise tous les deux ans le festival « Vis-à-vis », dédié à la création artistique en milieu pénitentiaire. Les projets représentés sont portés par des établissements pénitentiaires d’Ile-de-France, au sein desquels Léo Lagrange Nord-Ile-de-France coordonne les actions culturelles. En 2024, la 5ème édition du festival Vis-à-vis s’est tenue du 2 au 5 mai : focus sur « Je t’épouserai », une pièce mêlant mouvements des corps et de l’esprit co-construite par la compagnie du Reicko et des personnes détenues au sein du centre pénitentiaire de Fleury-Mérogis.
Les pratiques culturelles en milieu pénitentiaire : un outil d’insertion et d’apaisement
Bien souvent, les personnes placées sous main de justice sont éloignées des pratiques et manifestations culturelles. « Beaucoup d’entre elles n’ont encore jamais assisté à une pièce de théâtre ou même à un concert » explique Nora Sami, coordinatrice culturelle Léo Lagrange au centre pénitentiaire de Fleury-Mérogis, au sein du service pénitentiaire d’insertion et de probation (SPIP) de l’Essonne. Au-delà de la découverte de nouvelles pratiques artistiques et culturelles pendant leur période de détention, les personnes détenues nourrissent par ces activités leur parcours d’insertion, allant jusqu’à parfois se découvrir une vocation. Musique, danse, chant, arts plastiques, théâtre, ou encore cirque composent la programmation culturelle du centre pénitentiaire de Fleury-Mérogis, qui se veut « représentative de l’offre culturelle et artistique proposée à l’extérieur. » En favorisant l’implication des personnes détenues dans les processus de création et leur engagement sur un temps plus long qu’un unique évènement de diffusion, l’accès à la culture participe à « l’apaisement du climat de vie en détention » d’après Nora Sami.
« J’ai voulu participer au projet pour me réinsérer professionnellement, et aussi voir d’autres choses, m’évader. » explique J., 33 ans. S., quant à lui, s’essaye pour la première fois à la danse « je n’avais aucune connaissance de l’artistique, je voulais découvrir tout ce monde, c’était comme un challenge pour moi. »
Le festival Vis-à-vis est l’un des temps fort de la programmation culturelle de Fleury-Merogis, qui participe pour la 4e fois au festival. Cette année, les participants étaient invités à présenter un projet en lien avec le sport. C’est naturellement que l’équipe de coordination culturelle du SPIP de l’Essonne s’est tournée vers la compagnie du REICKO qui intervient régulièrement depuis 3 ans.
Philosophie du corps et développement du mouvement
Danseur, chorégraphe et pédagogue, Willy Pierre-Joseph se définit avant tout comme un « artiste du mouvement ». Fondateur de cette méthode baptisée REICKO pour « réveil de l’intelligence kinesthésique et corporelle », il a orchestré les répétitions au centre pénitentiaire pendant plus de deux mois et demi, à raison de 2 puis 3 séances de 3 heures par semaine. Pour Willy Pierre-Joseph, le Reicko est « un écosystème à s’approprier », qui s’adapte à tous les publics. « Il faut trouver le meilleur mouvement à adopter pour être le plus efficace dans la situation » explique-t-il ; « ce qui m’intéresse c’est aussi de voir comment une personne qui évolue dans des conditions particulières (de détention) va pouvoir recréer des espaces de liberté à partir de son corps. »
Car c’est bien le principe de liberté qui guide la création scénique de « Je t’épouserai / Allégorie du Reicko », la pièce présentée lors de cette 5e édition du festival Vis-à-vis. Succession de plateaux mêlant danseurs professionnels et personnes détenues, danse, mime et déclamations, « Je t’épouserai » raconte l’histoire d’une quête de liberté, d’une déclaration d’amour à la vie. En intégrant des modules cubiques caractéristiques de la méthode Reicko, les scènes proposées par les artistes incarnent une volonté de poursuivre le mouvement et d’aller de l’avant : un message lourd de sens lorsqu’il est porté par des personnes incarcérées. Avant leur représentation, Willy Pierre-Joseph confiait : « l’objectif n’est pas qu’ils exécutent une chorégraphie, mais qu’on partage un moment fort, qu’une véritable énergie soit transmise au public. […] Je veux que l’on ressente toute l’humanité des personnes qui participent. »
Réappropriation du corps et partage à l’autre
Pour la plupart novices en danse, ils sont jusqu’à 12 détenus à prendre part au projet. Dans la salle polyculturelle qui accueille l’atelier à Fleury-Mérogis, ils se rencontrent et se retrouvent, sortent quelques heures de leur quotidien en milieu carcéral. Bien vite, la timidité laisse place à la complicité et à la confiance. « Au fil des répétitions, on s’est plus lâchés, on s’est familiarisés jusqu’à créer une bonne ambiance de groupe. Ma confiance en moi a vraiment grandi grâce à la compagnie, on a appris à ne plus avoir de préjugés, sur nous-même comme sur les autres. » explique J. Et S. qui l’accompagne sur scène d’abonder : « Je retiendrai de cette expérience l’ouverture d’esprit, je me sens moins timide. Sur scène, on se fond dans la masse, on est comme les autres. »
A la fin du mois d’avril et quelques jours avant la représentation publique à la Villette, une restitution était organisée au sein du centre pénitentiaire, comme une ultime répétition générale avant le grand soir ! Les participants choisissent leurs invités, et leurs retours sont sans appel ! « Ils ont tous aimé, et même nous on a été surpris de nous-mêmes, on ne s’attendait pas à être aussi ordonnés ! » relate J.
Un making-off projeté pour faire exister les absents
« On s’attendait bien à ce que tous les détenus n’obtiennent pas d’autorisation de sortie, mais on a voulu montrer qu’ils étaient bien présents à nos côtés » raconte Willy Pierre Joseph. En effet, au-delà de la performance chorégraphique, « Je t’épouserai » intègre des extraits vidéo tournés par une professionnelle lors des ateliers. Sonia Nayass s’est rendue à plusieurs reprises à Fleury-Merogis pour capter des scènes de répétitions et des témoignages de détenus, des paroles brutes et sincères sur leur expérience de détention et leur rapport à la liberté. Tout au long de la pièce, ces extraits sont projetés sur scène et accompagnent les différents tableaux chorégraphiques performés par les danseurs et danseuses. De cette manière, les participants, même absents des planches du théâtre « existent au-delà de la représentation » comme le dit Willy Pierre-Joseph.
Après ces 10 semaines de découverte et d’entrainements, le 3 mai, ce sont finalement 5 personnes détenues ayant obtenu une permission de sortie temporaire qui se rendent au Théâtre Paris-Villette pour les derniers ajustements et la représentation finale. Ils y retrouvent les danseurs et danseuses du Reicko et peaufinent les derniers détails. La pression monte car chacun a pu convier deux de ses proches au festival, une occasion particulière de se retrouver en dehors du centre pénitentiaire, le temps d’une performance inédite ! « Je vais lire un texte que j’ai moi-même écrit, un témoignage de mon propre vécu sur le thème du mariage et de la liberté, confie S. Ce soir, j’ai envie de rire, et de montrer comme on se débrouille, le ridicule n’existe pas. Et puis quand même ! Le nombre de choses qu’on a dû retenir, tout le savoir accumulé ! On voudrait montrer qu’on reste des humains même en détention. Ma femme et mes deux filles viennent ce soir, c’est la première fois qu’elles vont me voir sur scène. »
Reconnaissance et émotions sur les planches du Théâtre Paris-Villette
La pièce se déroule à merveille et l’émotion particulièrement forte, partagée entre les artistes amateurs et professionnels se transmet au public qui offre à la troupe une standing ovation. Plus qu’une soirée au théâtre, c’est l’aboutissement de longues heures de travail et de partage. Pour ces néo-danseurs, cette fin de soirée parachève cette expérience artistique, « c’est bon de pouvoir lâcher la pression ! Moi, j’oubliais même que j’étais incarcéré » souffle J.