Depuis 20 ans, le programme Démocratie & Courage (D&C) de la Fédération Léo Lagrange (FLL) s’empare des questions sociétales que sont le racisme, les discriminations, le sexisme, le vivre-ensemble ou encore les valeurs de la République et crée des espaces d’émergence de la pensée et de débats. Du transfert de pédagogie réalisé en 2002 avec nos partenaires allemands à aujourd’hui, quel bilan et quelles perspectives ? Quelle évolution de nos contextes et demandes d’intervention ? Quel rôle joue la FLL, grâce à ses programmes de lutte contre les discriminations, pour la construction de l’esprit critique et la dynamique démocratique en France ? Une cinquantaine de participant.es et plusieurs intervenant.es ont partagé leurs expériences, réflexions et recherches scientifiques le 10 novembre dernier pour l’anniversaire de D&C à Paris.
Il y a 20 ans : face à la montée de l’extrême-droite en France, susciter et accompagner l’engagement militant des jeunes
2002 est l’année du choc électoral avec l’arrivée du Front National au second tour des élections présidentielles. Face à ce constat d’un péril grandissant pour notre Démocratie, la Fédération Léo Lagrange a travaillé avec des partenaires allemands, initiateurs d’un programme de lutte contre les discriminations dans leur pays. Yves Blein, président de la FLL, introduit cette journée anniversaire en rendant hommage à ceux et celles qui ont contribué à ce projet. Il constate, avec regret, que D&C est toujours et plus que jamais nécessaire dans le contexte actuel.
Aline Villemin, ancienne volontaire D&C dès 2014 et administratrice à Léo Lagrange Centre Est, rappelle le sens du programme et l’importance des espaces de dialogues qu’il permet de créer : « chaque parole a de la valeur et peut apporter au collectif. Nous créons des espaces pour l’expression de la pensée, singulière, critique. D&C c’est aussi stimuler les rencontres ».
Un clin d’œil historique a ensuite lieu grâce au témoignage vidéo d’Anne Merer, professionnelle allemande qui avait participé au transfert pédagogique avec la France. Et un travail d’archives a permis de faire profiter à tout l’auditoire d’une vidéo réalisée pour les 10 ans de D&C, composée de témoignages de volontaires !
Aline est ensuite rejointe par Christophe Bérardi, ancien salarié Léo qui a activement participé au déploiement de D&C en Picardie.
Il se rappelle de l’engouement des volontaires pour le programme et de sa pertinence pour emmener des jeunes vers l’engagement citoyen : « si ça résonne si fort chez les personnes, c’est parce que les outils et méthodes transmises par D&C permettent d’acquérir des connaissances et de structurer un propos plus puissant pour lutter contre les discriminations, sans avoir ce background socioculturel qui permet de se sentir légitime dans les environnements militants. »
Sur l’évolution sociétale depuis 20 ans, l’ancien professionnel Léo estime que les préjugés sont les mêmes, « mais l’intensité du bruit de fonds est différente ». Il évoque une banalisation des idées d’extrême-droite qui rendent encore plus complexes le travail de terrain.
Des témoignages inspirants d’anciens volontaires D&C
Pascal Desclos qui anime la journée interpelle ensuite la salle pour recueillir des témoignages.
Sandra Fergani, directrice régionale Léo Lagrange Nord-Île-de-France, a démarré il y a 20 ans, justement comme volontaire D&C ! Elle se rappelle : « j’étais étudiante, j’avais besoin de me sentir utiles, de partager une pensée. J’ai découvert que je pouvais agir contre les préjugés, être formée pour cela tout en étant payée pour défendre ces idées ! D&C permet de démarrer comme on est, d’avancer, de nourrir le programme avec nos propres apports, notre propre histoire. »
De nombreuses interventions abondent dans ce sens et illustrent l’impact du programme dans les parcours personnels et professionnels. Les volontaires arrivaient avec des convictions, se formaient, et évoluaient ensuite à l’intérieur ou hors du réseau Léo Lagrange, tout en conservant un engagement militant ou embrassant des carrières professionnelles pour l’intérêt général.
Yannick Seguignes, responsable du pôle engagement Sud-Ouest évoquent l’arrivée des services civiques dans le programme : « nous recrutons des jeunes qui ne sont pas militants, qui ne sont pas forcément étudiants, mais on les voit réellement changer au fil des mois ! Ils évoluent puis lorsqu’ils terminent leur période ils poursuivent avec nous en tant que volontaires et forment à leur tour les nouveaux services civiques ! »
4 ateliers pour (re)découvrir les méthodes de pédagogie active utilisées par le programme
Arrive ensuite le moment très attendu des ateliers ! L’ensemble des participant.es est réparti en plusieurs sous-groupes et va tester les animations utilisées par les pôles engagement dans leurs interventions de lutte contre les discriminations ! Aline expliquait à leur sujet : « elles convoquent notre intériorité pour nous impliquer à aller vers l’autre et stimuler le dialogue. » Chaque groupe ne pouvait rester que 20 minutes dans chaque atelier, mais le débat n’a eu aucune difficulté à s’installer ! Les animations proposées étaient les suivantes :
- Le violençomètre : une situation est présentée au groupe, les participant.es doivent la positionner sur une échelle de la violence qui va de 1 à 10 puis débattre de leur choix, au regard d’un environnement, des causes et conséquences.
- Le jeu des 3 ouis : des mises en situations sont décrites et amènent le groupe à réfléchir sur la notion de consentement et ses critères.
- Les Images de la diversité sur le sexisme et l’homophobie : il s’agit d’un jeu de photolangage à partir de dessins de presse. Chacun.e choisit une image au regard d’une consigne et doit expliquer pourquoi, ce qu’elle lui évoque.
- Le mur des insultes : les participant.es sont invité.es à noter 2 insultes sur un post-it, elles sont ensuite partagées, analysées, triées et déconstruites avec les animateur.rices.
Les stratégies des acteurs éducatifs et l’impensé des discriminations à l’école
Après la pause déjeuner, Françoise Lantheaume, sociologue, est intervenue pour présenter l’enquête qu’elle a coordonnée dans une centaine de collèges et lycées sur les logiques d’action collectives et individuelles des professionnel.les de l’Education nationale face aux événements identifiés comme des situations de racisme, de discriminations ou d’atteinte à la laïcité.
Elle explique tout d’abord la méthodologie d’enquête et son objectif qui était : « examiner les stratégies des acteurs, avec leur écosystème, leur environnement. »
Elle illustre ses propos avec plusieurs exemples de situations identifiées comme de l’antisémitisme et de l’atteinte à la laïcité. Au cœur de l’analyse se retrouvent les enjeux de conflit d’interprétation et de qualification de la situation d’une part puis de sa publicisation : « les enseignants veulent conserver la maîtrise sur la dimension éducative et donc que ça ne déborde pas de l’établissement. Car dès qu’il y a publicisation de la situation, les sphères médiatiques, policières, associatives s’en mêlent et vont rendre le travail des enseignants plus compliqué car il faudra répondre aux attentes sociétales. »
Lorsqu’elle est interrogée sur les discriminations produites à l’école, elle s’oppose au caractère systémique : « ce sont les conduites individuelles qui peuvent s’avérer discriminatoires et qui font système. Qu’il s’agisse de la police ou des enseignants, il n’y a pas de volonté institutionnelle de discriminer. »
La question du harcèlement scolaire est également évoquée et apparaît comme un « empêchement à penser les discriminations. »
La complémentarité éducative D&C
Après l’approche scientifique, plusieurs professionnelles Léo et une élue sont invitées à échanger sur la complémentarité éducative du programme D&C avec l’Education Nationale :
- Sandra Fergani, directrice LLNIDF
- Yannick Seguignes, responsable du pôle engagement LLSO
- Marion Richard, coordinatrice du pôle engagement en Bourgogne-Franche Comté
- Valérie Haller, conseillère municipale déléguée à la lutte contre les discriminations et aux droits des femmes pour la Ville de Besançon
Pour l’élue bisontine, l’expertise Léo Lagrange n’est plus à démontrer : « l’équipe a une posture d’écoute, de bienveillance, remet en question ses méthodes et n’est pas dans une logique de prêt-à-penser. »
Lorsque Pascal Desclos interroge sur les bilans des actions, Marion confirme donner une place importante au qualitatif dès que possible : « nous racontons ce qui se passe dans les interventions. Nous ne cherchons pas toujours à mesurer car nous savons que notre action a du sens et un impact.»
Sandra apporte son regard sur le temps long et rappelle qu’il a fallu du temps à l’éducation populaire pour être reconnue sur ces sujets et précise : « aujourd’hui nous sommes reconnus comme des experts et grâce au travail des administrateurs et des associations affiliées, nous tissons des liens partenariaux. »
Marion poursuit dans le sens de Sandra en ajoutant que cette complémentarité éducative a besoin de liens de qualité, constructifs et tissés dans le temps, lesquels permettent une confiance réciproque.
Que faire du temps libéré face à un marché de l’information dérégulé ?
En guide d’ouverture, pour aller plus loin et prolonger la réflexion, Gérald Bronner, sociologue spécialiste des croyances collectives et du marché de l’information, clôturait le programme de la journée.
Son dernier ouvrage, « Apocalypse cognitive », traite de « la dérégulation du marché cognitif » et son déferlement d’informations, tout en interrogeant l’usage du temps libre. Il démarre son intervention par expliquer : « si j’ai dit oui à votre invitation, c’est car je crois que les associations d’éducation populaire comme la vôtre pourraient avoir un rôle absolument prépondérant ». Evidemment, en lien avec les enjeux sociétaux sur lesquels portent ses recherches.
Il expose tout d’abord le contexte de son propos :
- Une disponibilité massive de l’information,
- Tout le monde peut prendre la parole sur ce marché public de l’information et cela crée de la « cacophonie »
- Une concurrence majeure a lieu entre ces informations et ce n’est pas la rationalité qui prime : les acteurs économiques qui produisent ou relaient de l’information vont produire des contenus qui vont dans le sens de nos attentes et donc dans la « pente spontanée de notre cerveau. »
Au regard de cet environnement et des biais générés d’une part par les producteurs d’informations et d’autre part par notre fonctionnement cognitif : quel est le rôle des associations d’éducation populaire ? Le sociologue répond en parlant du temps libéré : « ce temps disponible est très précieux et c’est une question politique centrale de s’interroger sur son usage. […] La capacité d’un enfant ou d’un jeune à résister à la jouissance à court-terme définit l’adulte qu’il sera. »
Notre mouvement parvient à toucher une grande diversité de publics, dont les adultes, « ce sont les adultes qui diffusent le plus de fake news, pas les jeunes ! » s’exclament Gérald Bronner et propose : « il ne suffit pas juste d’être alerté une fois, il faut démontrer et apprendre les structures de situation où on peut se tromper. » Mais il alerte aussi sur les dérives autoritaires de politiques publiques qui voudraient contrôler le temps libre, dans les familles, dans l’intimité. « Nous avons besoin de corps intermédiaire dans la société, comme votre mouvement » ponctue-t-il.
« Stimuler ce feu intérieur que nous avons tous en nous »
Un participant l’interpelle sur l’esprit critique, comment le définir ? Le sociologue préfère parler d’esprit méthodique et d’une méthode d’appréhension du réel, « c’est une vigilance intellectuelle par rapport à nos pentes spontanées de la pensée. »
Si Démocratie & Courage a déjà 20 ans, ses ambitions sont toujours autant voire davantage d’actualité. Forger l’esprit critique et une vigilance intellectuelle de tous les instants constitue un rempart contre les atteintes à la démocratie et à la cohésion sociale.
Le rôle de la Fédération Léo Lagrange, dans la société et auprès de ses publics se retrouve en partie dans les propos d’Aline « Qu’est que je peux faire à mon niveau ? C’est être acteur pour défendre des idéaux, déjà dans ma manière d’être au monde et d’entrer en interaction avec l’autre. A chaque instant, choisir la manière la plus juste possible. Et c’est stimuler ce feu intérieur que nous avons tous en nous. »
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