Michel Joli, ancien administrateur de la Fédération Léo Lagrange, vient de publier un ouvrage qui s’intitule « Fraternité globale expliquée à ceux qui veulent changer le monde » aux éditions Ères. Il nous en dit plus sur cet essai philosophique, politique et écologique qui est le fruit de sa longue expérience dans les milieux associatifs et humanitaires.
En premier lieu, pouvez-vous nous dire ce qui vous a amené à écrire ce livre, ce qui vous a motivé ?
Aux différentes et nombreuses étapes de ma carrière de médecin militaire puis humanitaire, et de responsable associatif, je me suis souvent interrogé sur la fraternité, sa définition, son usage et la fragilité de son message. Pour échapper aux approximations des discours faciles et des improbables explications des églises et des idéologies, j’ai cherché une réponse du côté de l’anthropologie. Il est en effet devenu facile d’établir une nouvelle « traçabilité » de la fraternité hors des circuits imposés par l’histoire conventionnelle.
La science anthropologique nous apporte aujourd’hui deux confirmations concernant l’origine de ce que nous appelons la fraternité. D’une part, le mécanisme de l’identification à l’autre avec les neurones miroirs, d’autre part l’instinct de protection des faibles, prolongement indispensable de la théorie darwinienne. Ces deux mécanismes antérieurs à la socialisation proprement dite ont, par une longue maturation, conduit à la civilisation.
Dans votre livre vous utilisez l’expression « Fraternité globale ». Pourquoi ce terme « global » ? La Fraternité n’est-elle pas forcément en elle-même totale, universelle ? Pouvez-vous expliquer ce que vous entendez par fraternité globale ?
Il est vrai que la fraternité est un humanisme en raison de ses origines, c’est même le premier bien commun de l’humanité. Mais il est vrai aussi que le terme fraternité (ou ses équivalents dans les différente langues) comporte une extraordinaire variété de définitions en rapport avec la dispersion de l’humanité qui se trouve divisée par la géographie, la diversité des cultures et des religions. De telle sorte que la « globalité » s’est vite trouvée fragmentée et que la fraternité est devenue à la fois un signe d’identité, selon le discours humaniste, et un signe d’opposition entre groupes ethniques, religieux, sociopolitiques… Ainsi, depuis des millénaires l’espèce humaine porte en elle une contradiction qu’aucune philosophie ou religion n’a pu réduire.
Il n’empêche que chaque être humain dispose d’une capacité à la fraternité et un fort désir de l’exprimer. Mais cette capacité et ce désir sont soumis à des impératifs culturels collectifs et au libre arbitre individuel. De ce fait, la fraternité ne doit pas être confondue avec une morale, ni une religion, ni une fin en soi. C’est un avantage évolutif majeur de notre espèce, un moyen d’action à la disposition de tous les êtres humains. Force est de constater cependant que nous en avons perdu le mode d’emploi.
Vous donnez des exemples de « fraternité opérative » issus de votre expérience professionnelle et associative. Pouvez-vous nous en citer un ou deux ?
Je prendrai l’exemple des valeurs républicaines progressivement définies par les révolutions du XIXe siècle et définitivement adoptées par la troisième République. Le choix de ces trois valeurs révèle une extraordinaire intelligence de nos ancêtres « fédérés » de 1848 et 1871 car chaque terme est indispensable à la coexistence et à la synergie des deux autres. Un équilibre « triangulaire » parfait. Cependant, peu à peu la liberté s’est trouvée absorbée par le capitalisme, via la libre entreprise puis le productivisme au point que l’économie a pris le pas sur la politique. De son côté, l’égalité a été détournée sur la voie de l’uniformité et de la pensée unique.
Après une longue période de guerre froide entre ces deux « valeurs détournées », leur coexistence quasi fusionnelle a été proclamée par la social-démocratie et s’est traduite par beaucoup d’hypocrisie, de mensonges, par une exploitation décuplée des biens communs de l’humanité et un clivage social insupportable.
Dans tous cela, la fraternité, autrement dit tout ce qui constitue la cohésion sociale et la solidarité, a disparu. Très vite les nouveaux puissants l’ont traitée comme une inutilité économique et surtout un adversaire à contenir pour laisser le champ libre au progrès destructeur et injuste. Parvenu à ce constat nous voyons bien aujourd’hui dans ce « temps des catastrophes » que le rôle d’une « fraternité opérative » doit consister à ralentir, réguler, organiser le progrès et mettre un terme à ses multiples prédations écologiques et sociales. Il nous faut appeler de nos vœux une mobilisation qui donnerait à la fraternité la place éminente qu’elle a perdue auprès des deux autres valeurs républicaines. C’est devenu une ardente obligation pour libérer de nouvelles énergies sociales permettant aux hommes d’assumer leurs responsabilités à l’égard de la nature et d’écarter le risque d’une disparition programmée de leurs ressources vitales.
Pour cela, la Fraternité doit servir de support :
- à une pédagogie des limites ou, pour parler comme Patrick Tort* une intelligence des limites qui a tant manqué à nos prédécesseurs des deux derniers siècles et dont nous découvrons tout juste l’existence.
- à l’engagement personnel dans la vie sociale et culturelle afin d’être un acteur lucide des changements nécessaires.
- à la sociabilité indispensable à la réflexion commune et au développement de la tolérance et de la bienveillance
- à la protection de la spiritualité, valeur intime, par une rationalité laïque sans frontière, ouverte, humaniste et tolérante.
- à l’encouragement des expérimentations et des modes de vie alternatifs
- à la redécouverte de l’économie des communs et du droit d’usage,
Dans cet ouvrage vous appelez de vos vœux une « culture de la fraternité », grâce entre autres à l’utilisation du temps libre pour apprendre à penser par soi-même, à l’engagement, à l’accès à la connaissance pour tous. La Fédération Léo Lagrange, et l’éducation populaire en général, a donc un rôle central à jouer pour essaimer cette culture de la fraternité? Lequel ?
En 1936, le Front populaire a permis de libérer du temps libre en fixant un temps légal de travail. L’idée du repos était essentielle et apportait avec elle l’idée de liberté. Léo Lagrange a voulu que ce soit aussi un temps d’émancipation des jeunes, de découverte, de sports, de jeux et de créativité. L’éducation populaire s’est développée sur ce terreau avec un grand succès. Mais ce temps libre nous a été peu à peu repris après les années de croissance sous l’influence du modèle productiviste américain. Le temps libre devint un temps de consommation et de biens marchands matériels ou immatériels. De plus, en ces temps de guerre froide les dominants sont devenus obsédés par une volonté d’occuper les esprits. La privation de temps libre devint une arme de destruction massive de la fraternité. Cette nouvelle aliénation par la consommation (ou le désir de consommer) a eu pour conséquence une marchandisation généralisée à laquelle n’ont pas échappées les activités d’émancipation et d’épanouissement. L’émergence d’une culture occupationnelle stérile s’accompagne d’une condamnation du temps « vraiment libre » pour la réflexion et la rêverie ; la lecture et la création, la conversation et le temps de ne rien faire…sans culpabilité. Ainsi peut-on donner à chacun la possibilité de penser par soi-même sans contrainte, de satisfaire sa curiosité de construire sa propre représentation du monde et de s’exprimer sans censure.
Sur ce point, je rejoints naturellement ceux qui critiquent l’usage sans limites des écrans à la recherche permanente d’émotions nouvelles mises habilement en boite pour entretenir la demande. C’est ici que la séduction rencontre l’addiction.
En termes d’éducation, il devient indispensable de faire prendre conscience aux enfants des limites de chaque chose, de la complexité du monde vivant et de la responsabilité de chacun dans le maintien des équilibres et la protection des diversités.
Leur enseigner, bien mieux que l’histoire des religions, celle des origines, des heurs et malheurs de la fraternité. Ce récit qui serait celui de l’expansion de la société humaine sur la terre, de ses conquêtes, de la complexité interculturelle des passions humaines, de l’évolution des idées et de leurs entrelacs. Le récit historique de l’esclavage, du travail des enfants, des fraternisations interdites et des dominations durables et éphémères, idéologiques, politiques et religieuses. Il permettrait d’établir une filiation entre des événements similaires séparés dans le temps et l’espace, d’en découvrir les invariants, d’affirmer l’identité humaine autrement que par des conflits identitaires et d’établir le prix payé par l’humanité pour échapper à son animalité.
Votre ouvrage paraît dans la collection « À ceux qui veulent changer le monde » et il porte justement ce message de transformation indispensable pour notre humanité de demain. Cela fait écho à notre Manifeste « Nous demain. Pour un progrès durable et partagé ». Quel message pourriez-vous transmettre aux équipes Léo qui, tous les jours, contribuent à permettre une société plus solidaire et fraternelle ?
Le manifeste de Léo Lagrange est en effet très proche de ce que j’exprime dans mon livre sans toutefois se limiter à la Fraternité ; mais il souligne bien le rôle de médiation sociale que tient l’éducation populaire dans notre société. Un rôle que la fédération a pu affirmer quelques mois avant le coup de semonce du Covid-19.
Ne rêvons pas, nous sommes bien entrés dans le temps des catastrophes. Elles ne pourront malheureusement que s’amplifier en se renforçant mutuellement comme les variants d’un même adversaire inconnu et obstiné. Pour y faire face il appartient à une fédération d’éducation populaire humaniste de s’emparer de la fraternité comme un mot d’ordre de changement pour un vrai progrès humain. De la sortir du magasin des accessoires et, s’il le faut, de montrer les dents à tous ceux qui s’en prévalent pour dissimuler, la main sur le cœur, leurs phobies sociales et raciales. L’éducation populaire doit impérativement contribuer à un changement des mentalités, s’investir dans tous les « inter » national, ethnique, culturel, générationnel… et contribuer à une vraie solidarité humaine par l’écoute, le partage, la reconnaissance de l’autre comme un autre soi-même et la protection des faibles. Les hommes des premiers âges ont su faire usage de ces vertus sans les nommer, aujourd’hui nous leur avons donné un nom « Fraternité » mais nous en perdons l’usage.
*Patrick Tort : l’intelligence des limites – essai sur le concept d’hypertélie- gruppen édition 2019