Que signifie « manger » ? Quel sens cela a-t-il pour nous humains, individuellement et collectivement ? Comment se nourrir peut-il conserver un sens social et collectif dès lors que l’on est en prison ? Telles sont les questions qui ont servi de point de départ au projet « Je cuisine donc je suis : cuisines en partage », alliant une approche anthropologique et photographique de l’alimentation en détention. Cette réflexion a été menée par un groupe de seize hommes du centre de détention de Melun. Un long travail d’échanges, de questionnements sur leurs pratiques culinaires a donné lieu à ce recueil de recettes de cuisines, accompagnées de photographies et de textes, écrits et réalisées par les participants.
À la recherche des saveurs perdues
Il n’est pas simple de se poser des questions sur les pratiques alimentaires du quotidien, d’autant plus quand celles-ci semblent amoindries par la privation de liberté et la vie en cellule. Cependant, dès lors que l’on commence à creuser, les personnes détenues ont souvent une anecdote à raconter en lien avec un plat préparé pour soi ou pour d’autres. On est enthousiasmé devant l’inventivité déployée pour parvenir à réaliser des recettes, avec un nombre restreint d’ustensiles, de matériel et d’ingrédients ! Plus encore, on comprend que, même en prison, manger conserve un sens, qu’il est important d’entretenir malgré le contexte de restriction.
Les aventuriers du goût
Le projet qui a fait l’objet d’une édition en livre s’inscrit au cœur du travail du SPIP. L’objectif de réinsertion qui lui donne son assise opérationnelle est encore renforcé par l’aspect participatif et créatif apporté par les personnes détenues.
C’est à l’occasion de la séance de restitution du stage photo qu’encadrait le photographe Gilles Coulon (Tendances Floues) et durant laquelle un participant avait apporté un gâteau cuisiné en cellule, que s’est installé un étonnement : comment faire un gâteau en cellule quand les fours ne sont pas autorisés ? D’où venait cette envie de cuisiner « quand même » et de partager un gâteau avec d’autres ? De la discussion avec les personnes détenues présentes lors de cet échange est venue l’idée assez vague alors de proposer un stage photo autour de l’alimentation en prison.
La venue de l’anthropologue Emilie Francez (Ethnoart) et le succès de l’approche anthropologique auprès des personnes incarcérées a fini de nous convaincre de la pertinence d’associer l’écriture anthropologique et la réflexivité qu’elle induit à l’aspect artistique et visuel de la photographie.
C’est ainsi qu’est né le projet, affiné à l’occasion d’une réunion d’information collective au cours de laquelle les personnes détenues ont pu faire remonter leur intérêt de réaliser un livre de recettes de cuisine qui serait pratique et instructif à destination de détenus, mais aussi de personnes aimant cuisiner et ne disposant que de peu de matériel et d’aliments courants.
Ce qui mérite largement d’être souligné, c’est l’investissement important qu’ont manifesté les participants. Sur l’aspect pratique, ils ont proposé des recettes faisables avec le matériel et les aliments disponibles en prison. Sur l’aspect culturel, ils ont porté l’idée de faire découvrir des recettes à la fois bonnes et traditionnelles, mais aussi réinventées. Sur l’aspect ethnographique, ils ont su contextualiser les recettes choisies dans le parcours de chacun et dans l’imaginaire qu’elles véhiculaient pour eux-mêmes et pour ceux avec qui ils pouvaient les partager.
Symbolique de la nourriture en détention
Au cours du projet, cet espace (la nourriture, son achat, sa consommation, sa conservation et son partage) est apparu d’une richesse de sens immense, grâce à l’investissement des participants.
Au niveau individuel, ils nous ont appris que cela engageait les liens avec le passé et avec l’avenir (souvenirs des moments où ces recettes étaient partagées, transmission de celles-ci vers eux et d’eux vers leurs proches), que cela concernait aussi le lien dedans-dehors (cuisiner « à l’intérieur » les plats qu’on aime à l’extérieur, qu’est-ce que cela fait ?), que cela relevait d’une identité personnelle aussi (le choix de reproduire ou de faire évoluer la recette, de la communiquer à d’autres ou non, de la partager/faire découvrir ou de la faire pour soi), et aussi d’un rapport à un équilibre social global (comment et avec qui partager les recettes cuisinées, à quel moment, selon quelle organisation, etc.).
Au niveau collectif, la nourriture et sa consommation en détention semble appeler une inventivité et une créativité dont l’ampleur semble répondre à celle des contraintes imposées par les règles de sécurité et de fonctionnement d’un établissement. Ainsi, la « gamelle » fournie aux personnes placées sous main de Justice, qu’elle soit consommée, améliorée, remplacée, systématiquement ou épisodiquement, semble le lieu d’un rapport personnel tout autant que social quant à sa gestion de la vie quotidienne en détention mais aussi en général. Toutes ces questions s’inscrivant dans une manière singulière d’être autonome, responsable, conscient… et gourmand !
Depuis 2012, Léo Lagrange Nord-Ile-de-France gère la mise en œuvre de la coordination culturelle à destination des personnes placées sous main de justice en Ile-de-France. Elle assure ainsi la programmation culturelle à destination de l’ensemble des personnes détenues en Ile-de-France.