L’environnement carcéral et la privation de liberté sont difficilement compatibles avec une parentalité épanouie. Pour accompagner les personnes détenues dans leur rôle de parent, la pratique artistique représente un média pertinent car elle valorise les créateurs et les met en position d’offrir à leurs enfants un moment de partage, ludique et riche en émotions. C’était le projet de Clémentine Pillet, coordinatrice culturelle pour Léo Lagrange Nord-Île-de-France, au centre pénitentiaire de Bois d’Arcy (78) : créer avec des personnes détenues un spectacle de Kamishibaï pour leurs enfants !
Continuer à être père malgré la détention
Clémentine propose toute l’année une programmation culturelle qui intègre des ateliers réguliers et des projets occasionnels. La professionnelle souhaitait organiser un cycle d’ateliers qui permettrait aux personnes détenues de créer du lien avec leurs enfants, malgré leur incarcération. « J’avais déjà collaboré avec Eléonore de l’association le Labo des histoires, je lui ai parlé de mon objectif d’action sur la parentalité. En parallèle, elle avait entendu parler du kamishibaï, nous avons ainsi co-construit le projet ensemble autour du kamishibaï et de l’accompagnement à la parentalité », raconte Clémentine.
Le kamishibaï, littéralement « théâtre de papier » en japonais, est un genre narratif où le conteur utilise un théâtre en bois portatif dans lequel il insère des « lames », des feuilles de papier illustrées, qui défilent au fur et à mesure de l’avancée de l’histoire racontée par le conteur.
12 séances de création artistique et 4 intervenantes extérieures
Clémentine et Eléonore ont ainsi construit un projet ambitieux, avec plusieurs intervenantes professionnelles, qui ont accompagné le groupe de personnes détenues à la création complète d’une histoire pour kamishibaï, depuis le récit jusqu’aux illustrations. 11 séances de création, de 2h30, ont eu lieu du 28 avril au 23 mai 2023, dont le point d’orgue était la restitution le 23 mai :
- Une séance d’introduction au projet a été animée par Michèle, de l’association la Petite bibliothèque ronde de Clamart (92). Michèle est passionnée et experte du kamishibaï ! Elle a expliqué l’origine de cet art du conte et toutes les règles et techniques d’utilisation du petit théâtre en bois portatif.
- 2 séances ont été dédiées à la conception de la trame narrative, animées par Pauline et Chloé du Labo des Histoires et Chloé. Le groupe a défini la direction du récit, ce qu’il souhaitait montrer, quels messages puis les grandes étapes du conte et ses personnages.
- 3 séances d’écriture, pour mettre par écrit précisément le récit de chaque lame, de chaque étape du kamishibaï, ont eu lieu avec Chloé.
- 3 séances pour réaliser les dessins qui figurent ensuite sur les lames, ont été animées par Pauline, illustratrice du Labo des histoires.
- 2 séances de préparation à la lecture, organisées par Chloé, ont clôt ce cycle. Les objectifs : apprendre à poser sa voix, à faire vivre le récit par les effets de voix ou de bruitage, savoir gérer son souffle et parvenir au bon débit de lecture.
Des conseils pour faire glisser les lames du kamishibaï et pousser sa voix pendant le récit
Chloé, Michèle, Eléonore et Aliénor du Labo des Histoires sont présentes mardi 23 mai matin, pour la dernière séance de préparation. 4 personnes détenues ont pu poursuivre le projet jusqu’à son terme. Deux sont volontaires pour lire l’histoire, l’après-midi même, devant leurs enfants. Ils s’entraînent successivement, passent derrière le kamishibaï et font défiler les lames. Michèle est sollicitée pour donner son avis et des conseils quant à la lecture : « il faut toujours être sur une lecture lente pour laisser le temps de l’émotion et mettre du rythme grâce aux bruits et aux effets de voix. » Elle prend ensuite place derrière le petit théâtre portatif pour remontrer le bon positionnement des mains lors du glissement des lames.
Il faut aussi que la voix porte lors du récit ! Chloé intervient et explique les techniques utilisées par les acteurs de théâtre : « Nous gainons le ventre et nous avons une respiration ventrale, les pieds bien ancrés dans le sol, cela permet de pousser sa voix. »
Le groupe se rend ensuite dans le gymnase de la maison d’arrêt, pour préparer le vestiaire que les personnes détenues ont choisi pour accueillir le kamishibaï. Les 3 pères de famille ont fait le choix d’un lieu intimiste qui donnera l’impression de se trouver dans un cocon. Ils entreprennent la décoration du vestiaire en collant de la ouate et des plumes aux murs, en référence au récit.
L’accueil des enfants : jeu, goûter et kamishibaï
Les enfants arrivent à 13h30, accompagnés par 2 salarié.es de l’association Relais enfants parents, spécialisés dans l’aide au maintien des relations entre l’enfant et son parent incarcéré. Les enfants, âgés de 7 à 15 ans, accourent vers leurs pères, qui les enlacent et les embrassent, la détention est à peine perceptible, en pointillé, via la discrète présence d’un surveillant et d’un conseiller du service pénitentiaire d’insertion et de probation (SPIP).
Les pères disposent d’une heure libre, sans programme imposé, avec leurs enfants. Des ballons sont prêtés par les animateurs sportifs de la maison d’arrêt, une table de ping-pong accueille aussi une famille, tandis qu’un père joue à loup glacé avec son fils et sa fille !
Le moment du kamishibaï arrive, tou.tes se dirigent vers le vestiaire aménagé en mini salle de spectacle. Les enfants et les pères s’installent, sauf celui qui démarre la lecture de « Au cœur du fromager ».
« C’est l’histoire de Koikoubé, un petit garçon de 8 ans, qui vit dans une tribu de peau rouge. On l’appelle l’enfant jaguar, car il court à la vitesse de l’éclair… » Les enfants éclatent de rire à l’énonciation du prénom Koikoubé ! A plusieurs reprises ils demandent « mais c’est quoi son vrai prénom ?! ».
Le père a revêtu les habits du conteur : il joue avec sa voix, il imite le chant des coqs lorsque Koikoubé traverse leur territoire et se fait attaquer. Il change sa voix lorsque le personnage central rencontre la vieille tortue à l’entrée de l’arbre « le fromager ». Il grogne lorsque Koikoubé se retrouve nez à nez avec des loups. Il souffle lorsque koikoubé, devenu adulte, équipé du collier magique, s’envole dans les airs sur un nuage pour rejoindre le territoire des coqs et négocier avec eux l’accès à la rivière. Lorsqu’il tape sur ses cuisses pour imiter le pas de course, tout l’auditoire le suit. Les enfants réagissent, s’exclament, rient et parfois, captés par l’histoire, demeurent silencieux, les yeux rivés sur le kamishibaï.
Un moment suspendu : le partage d’émotions grâce au kamishibaï
Comme l’explique Michèle, spécialiste de cet art japonais, « chaque personne dans le groupe, qui écoute le conte, va ressentir une émotion collective et une énergie issue du plaisir d’écouter l’histoire. C’est très important aussi pour le lecteur qui est écouté, il y a un échange d‘énergie entre le lecteur et son auditoire. »
Ce jour-là, dans les quelques mètres carrés du vestiaire du gymnase d’une maison d’arrêt, il n’y avait plus de détenus mais des pères racontant une histoire aux messages universels, qu’ils ont eux-mêmes inventée, pour rappeler à leurs enfants qu’ils sont toujours là pour eux.
La pratique artistique et culturelle, ou qu’elle soit, permet d’accompagner tous les publics, même ceux dits « empêchés », pour les amener vers de nouveaux horizons, parfois très loin de leur quotidien et de leurs habitudes de vie. Même entre les 4 murs et les portes fermées d’un centre de détention.
Pour garder le contact :
Clémentine Pillet
Coordinatrice culturelle à la maison d’arrêt du Bois d’Arcy
clementine.pillet@justice.fr
Ce projet va être réalisé en 2023-2024 dans 5 autres maisons d’arrêt pour lesquelles Léo Lagrange Nord-Île-de-France assure la coordination culturelle : Versailles, Osny, Nanterre, La Santé, Villepinte